Quels sont les points communs entre une infirmière et une boulangère ?

C’est le sujet de cet extrait du livre Sur le champ (lien vers le livre) de Camille Fournier (Chapitre Deux – Le Meunier de Saint They – Chez Stéphane et Stéphanie – Finistère).

– Jour 30 –

Le tintement du moulin résonne dans la cour. Un bâtiment blanc au toit pointu fait face à une maison du XIXe siècle. La nuit tombe et Stéphane travaille encore. Ses sourcils expressifs blanchis par la farine viennent réveiller ses yeux bruns. « Avant, ici, il y avait des cochons » explique le jeune meunier installé depuis six ans. À la place, deux meules de pierre extraient maintenant une poudre blanche et douce.

À quelques kilomètres, Stéphanie, les mains dans le pétrin, répète des gestes encore hésitants. Ses yeux rieurs égayent le sillon sombre de ses cernes et quelques cheveux noirs s’échappent de son bandana à pois blancs. Elle malaxe, pétrit, arrondit et aplatit la pâte élastique. La jeune femme soulève un peu maladroitement la lourde pelle en bois et entrouvre le four. Une délicieuse odeur s’en échappe. La répétition générale se déroule chaque soir dans les cuisines de l’échoppe tout juste rachetée. Dans une semaine, Stéphanie sera boulangère. Elle a quitté sa blouse blanche et ses crocs d’aide-soignante pour revêtir un nouveau tablier. Elle préfère désormais prendre soin des hommes au tout début de la chaîne, en leur offrant un pain quotidien sain, bio et local, et agir ainsi sur le premier maillon de la santé, la nutrition. Prévenir plutôt que guérir, telle est sa devise. Sans oublier son autre ambition : valoriser le travail aux champs et transformer la farine de son mari.

– Jour 34 –

[…] J’admire le courage de Stéphanie. Pour décider de reprendre la boulangerie de village et s’improviser cheffe d’entreprise et responsable d’une équipe de quatre employés, il faut avoir de la volonté, et un sacré cran. Sa courte formation lui a permis d’acquérir les bases, de construire des prévisions, d’estimer son marché. Mais tout n’est encore que sur papier. L’ouverture de la boutique dans deux jours confrontera enfin ses pronostics à la réalité. Stéphanie communique son impatience de recueillir les premières impressions des clients, lorsqu’ils franchiront la porte du magasin, son désir de devancer leurs questions, prédire leurs hésitations, et enfin servir les premières commandes. La même excitation qu’un coureur ressent sur la ligne de départ, qui trépigne dans l’attente du coup de pistolet. Il s’est préparé depuis des mois à cette épreuve, mais seule la course révèlera l’efficacité de ses entraînements. Une chose est sûre, notre boulangère est dans les starting blocks.

*

Il est maintenant vingt-trois heures trente, et dans trois heures nous aurons fait le tour du cadran. Il est temps d’aller au lit. Nous nous endormons bercées par le bruit des perceuses, car Stéphane et Stéphanie, eux, ne s’arrêtent jamais.

– Jour 35 –

J-1 avant l’ouverture, c’est le moment des dernières décorations. Perchée sur un tabouret, Ambre dessine la silhouette d’une muse brandissant un épi de blé. C’est le logo de la boulangerie, désormais baptisée “La Muse du Meunier”. Un nom qui en dit long. Une boulangère qui s’inspire et inspire : « je vais m’inspirer de la matière première créée par mon mari, en m’adaptant en fonction de la rotation des cultures, du vivant, du climat, des années. Je veux faire corps avec le vivant et tous ses paramètres, l’eau, l’air, les températures, l’hygrométrie ». L’ingrédient secret de la réussite d’une telle ambition ne fait plus grand mystère pour nous : sa grande complicité avec le meunier, évidemment. Cette union intime sera nécessaire au partage de ces précieuses informations. Dans un jour, la Muse du Meunier sera aussi un lieu d’inspiration pour l’agriculteur-meunier, une boutique où son blé devient pain, pâtisseries, viennoiseries ou gâteaux. Que rêver de mieux ? Concevoir l’agriculture comme un art, voir dans le meunier un poète, et dans la boulangère sa muse.

*

Dîner fidèle à notre immersion : au menu, croissants au jambon !

– Jour 36 –

[…] Mais à ma plus grande surprise, personne ne se pâme devant la nouvelle décoration ou les nouveaux produits. J’imaginais que ce renouveau susciterait plus de réactions et d’enthousiasme de la part de la clientèle. Bien au contraire, parfois, il irrite. « Qu’est-ce que vous avez en “non bio” ? », demande une cliente. On dit souvent que les personnes âgées n’aiment pas le changement. J’étais loin de me douter que c’était à ce point, pour certaines. Le produit phare d’une grande partie de cette clientèle est la “baguette bien blanche et pas trop cuite”. Tout ce que je déteste. Stéphanie a fait le choix de répondre aux attentes des habitués en garantissant l’accès aux produits conventionnels, tout en attirant un nouveau type de clients, friands de pains spéciaux et sensibles à l’agriculture biologique, avec de nouvelles gammes. La vitrine est donc garnie à la fois de pain blanc et de produits bio.

Mais le cœur de notre ancienne aide-soignante est partagé. Son rêve serait que cette cohabitation pousse une majorité à se convertir aux nouveautés. Car elle le sait mieux que quiconque, pain blanc et santé ne font pas bon ménage. Confectionné à partir d’une farine de blé à laquelle a été retiré le germe et l’enveloppe du grain, il est bourré d’amidon, une chaîne de molécules de glucose. Sa consommation entraîne donc un pic de glycémie, qui provoque le stockage des sucres et graisses. Et si le foie régule ensuite ce taux via l’insuline, il s’ensuit rapidement une baisse d’énergie et une nouvelle envie de sucre. Bienvenue dans le cercle infernal du pain blanc qui se mord la miche. À l’inverse, le pain complet contient, lui, tous les éléments du grain, et conserve donc tous les nutriments de la céréale : fibres, vitamines, minéraux, magnésium, fer, zinc. Cela le rend bien plus nutritif, avec un indice glycémique plus faible et une diffusion plus lente du sucre dans le sang. Ses bienfaits sont incontestables : régulation du transit intestinal, réduction des risques de diabète, de cancer colorectal et surtout d’obésité.

Mais comment initier la conversion d’une clientèle si attachée à son pain blanc ? Comment éduquer au bien manger ? Faut-il garder sa charlotte d’aide-soignante derrière le comptoir ? Ces questions, Stéphanie les prend comme des défis, et s’y frotte courageusement, bien consciente que les mentalités resteront rétives un temps. Mais les épreuves, ça la connaît, et sa volonté de “faire sa part” du colibri lui donne des ailes.